Pierre-Luc Paiement, co-fondateur de l’agence Frank prédit que dans les années à venir, tous les employés d’agence deviendront des chefs d’orchestre, des gestionnaires de leurs agents d’IA. (Photo: courtoisie)
Les entreprises auront-elles encore besoin des créatifs pour concevoir leurs campagnes infusées à l’intelligence artificielle (IA)? La question taraude les agences marketing depuis quelques mois… Mais la réponse de l’industrie se précise.
«L’humain, c’est un jus d’orange pressé. L’intelligence artificielle, un jus d’orange industriel, a affirmé Pierre-Luc Paiement, co-fondateur et président de l’agence montréalaise Frank lors d’un événement organisé au début du mois de juin par Les rendez-vous de la création de contenu. C’est important de continuer à cultiver notre créativité.»
Depuis sa création, il y a 4 ans, l’agence Frank utilise la récolte des données dans son processus créatif. Elle a donc rapidement intégré les outils d’IA prédictive pour ensuite adopter l’IA générative.
«On utilise les outils d’IA à toutes les étapes. Pour chercher des idées pour des brainstorms, et même pour les tester. Si un collaborateur m’amène une idée et que la machine me sort la même, c’est qu’il n’a pas été assez loin. Je le renvoie à la table à dessin si le client peut faire le travail tout seul», ajoute-t-il en entrevue avec Les Affaires.
Pour Pierre-Luc Paiement, l’arrivée de l’IA générative en novembre 2022 est venue chambouler le marché.
«La grande différence avec le virage industriel ou le virage numérique, c’est que cela prenait de l’argent pour acheter la machinerie, pour s’équiper. Avec l’IA générative, pour 20$US par mois, monsieur et madame Tout-le-Monde ont accès à une technologie de pointe incroyable. Avec la révolution industrielle, on copiait la force physique des animaux, ajoute-t-il. Avec l’IA, on copie l’intelligence humaine. Qu’est-ce qu’il nous reste alors à nous, humains? Il faut se questionner.»
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Hyperpersonnalisation du contenu
Si l’IA permet d’automatiser certaines tâches, de pousser plus loin les processus créatifs, elle donne surtout l’occasion aux agences marketing d’utiliser et d’interpréter les données collectées dans les dernières années, amenant des considérations éthiques et de cybersécurité pour les clients, mais aussi pour les consommateurs.
L’IA engendre une hyperpersonnalisation du contenu, explique Sara-Maude Poirier, professeure adjointe au département de marketing de l’UQAM, spécialiste en IA, comportement du consommateur et protection de la vie privée.
«Je pense à Disney [et son outil publicitaire basé sur l’IA, Magic Words], illustre la chercheuse. L’algorithme est capable de décider quels types de publicité devrait être diffusée selon un segment télévisuel donné. Ainsi, l’IA fait correspondre l’émotion du message publicitaire à celui de la scène où la publicité sera présentée, tout en tenant compte aussi du profil du consommateur.»
Les algorithmes d’IA permettent également d’analyser les émotions des consommateurs exposés à un message sur les réseaux sociaux, ce qui permet d’optimiser la gestion de communauté, ajoute-t-elle.
Vendre de la valeur, non des heures
En mai dernier, une campagne publicitaire créée par l’agence Frank et 100% générée par l’IA a été lancée sur Amazon pour promouvoir une boisson végétale à base d’amandes de la marque Danone.
«Avec cette campagne, on voulait tester les processus, explique Pierre-Luc Paiement. Est-ce que l’IA est plus rapide que l’organisation d’un shooting photo? On voulait voir la réaction du marché, si l’audience allait s’en rendre compte, et analyser la question des coûts derrière la campagne.»
Si Pierre-Luc Paiement est satisfait par le rendu qualitatif — «qui serait encore meilleur aujourd’hui», vu l’évolution rapide des outils d’IA — il indique qu’il est encore trop tôt pour analyser les retombées.
«En partageant la campagne sur Amazon, site très transactionnel, on exposait moins la marque qu’avec une campagne télé, ajoute-t-il. C’était moins menaçant comme première approche.»
Quant aux gains de temps dus à l’IA, ils sont à relativiser, insiste-t-il, car ce temps est investi ailleurs, dans la recherche d’idées, dans la créativité.
«Il faut changer le mindset et éduquer nos clients. On veut vendre de la valeur plutôt que des heures. Oui, il y a des économies à réaliser à l’étape de la production, mais l’argent investi bouge de la production à la R-D, soutient-il. Quand tu commandes sur Amazon, si tu veux avoir ton produit en une journée, tu paies plus cher. Là, c’est la même chose.»
Le débat est présent depuis longtemps dans le milieu selon lui, et l’arrivée de l’IA générative y apporte une certaine urgence.
Les agences vont devoir justifier aux clients le réinvestissement du temps gagné dans d’autres activités auparavant délaissées, comme la recherche marketing, ou les tests A/B avant les mises en marché, indique Sara-Maude Poirier.
Une opinion que partage Stéphane Hamel, chargé d’enseignement au département de marketing de l’Université Laval. Il assure que les innovations amenées par les outils d’IA vont «augmenter les attentes des clients pour des budgets semblables».
«La tentation va être forte pour les agences de vouloir couper les coins ronds, suppose-t-il, en remplaçant des postes en traduction ou en design, mais on va vite réaliser que l’IA va être là pour assister plus que pour remplacer, qu’il va rendre les gens bons encore meilleurs, et relever le niveau moyen auquel on s’attend dans la profession.»
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Un «sceau» pour une utilisation transparente de l’IA
Pierre-Luc Paiement estime cependant que le défi de la transparence est essentiel, tant pour les clients que les consommateurs.
«Pour le moment, c’est encore le Far West. Les clients et les consommateurs vont vouloir un sceau qui indique si une campagne a été 100% générée par un humain ou par l’IA».
Mike Solomon, directeur de la stratégie produits chez Hearst Magazines à New York, a créé une échelle de mesure du recours à l’IA dans son processus de rédaction.
Cette échelle (voir ci-dessous) prend en compte quatre variables:
- l’idéation: l’idée pour un article est-elle venue naturellement ou avec l’aide de l’IA? ;
- le plan de l’article: à quel point a-t-il été réalisé avec l’assistance de l’IA ;
- l’écriture: à quel point l’article a-t-il été écrit avec l’assistance de l’IA ;
- l’édition: à quel point l’article a-t-il été édité avec l’assistance de l’IA.
Inspirée par cette initiative, Martine Peters, professeure au département des sciences de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais et directrice du Partenariat universitaire sur la prévention du plagiat, a créé en décembre dernier trois logos libres de droits, afin de rendre plus transparente l’utilisation de l’IA dans les travaux scolaires des étudiants.
Les trois logos représentent:
- un cerveau dans un profil, accompagné du sigle NIA (pour non-recours à l’IA) ;
- des rouages de machine à la place du cerveau, accompagnés du sigle GIA (pour généré par l’IA) ;
- la moitié d’un cerveau accompagné par des rouages, accompagnés du sigle AIA (pour aidé de l’IA).
Pour la professeure, il est important de faire preuve de transparence, car «on n’est pas rendu au moment où on fait confiance à l’IA […] et en marketing, c’est important d’avoir des idées qui sont originales.»
Elle ajoute: «On a encore tendance à avoir honte de dire qu’on a utilisé l’IA, alors que c’est juste un outil. En étant transparent, on va enlever cette honte-là.»
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Demain, tous gestionnaires
Le fondateur de l’agence Frank prédit que dans les années à venir, tous les employés d’agence deviendront des chefs d’orchestre, des gestionnaires de leurs agents d’IA et que ceux qui se démarqueront seront ceux qui arriveront le mieux à diriger leurs outils.
«Comme un gestionnaire qui doit donner des indications claires à ses employés, l’employé doit donner des consignes claires à son GPT (agent conversationnel utilisant l’IA générative), illustre Pierre-Luc Paiement. S’il se frustre parce qu’il n’obtient pas les bons résultats, c’est que sa requête n’était pas claire, et qu’il n’est pas un bon gestionnaire.»
Ce n’est donc pas demain que les entreprises remplaceront les agences par l’IA génératif, affirme Sara-Maude Poirier. «Il ne faut pas oublier qu’on fait du marketing pour des humains, et il n’y a rien de plus imprévisible qu’un consommateur», souligne-t-elle.